Personne ne peut savoir si le monde est fantastique ou réel, et non plus s’il existe une différence entre rêver et vivre.
Jorge Luis Borges, Fictions, 1944
Longtemps les films muets ont été présentés sans musique, à la Cinémathèque Française notamment où l’on développait le culte d’une « pureté » supposée de l’image noir et blanc, nécessairement mise à mal par toute présence musicale… Cette conception était pourtant historiquement contestable, les films muets n’ayant jamais été projetés en silence (…).
Mais quelles musiques accompagnaient alors l’image ? La plupart du temps, quand un nouveau film arrivait en salle, il était accompagné d’un cue-sheet, sorte de synopsis musical où le film avait été découpé en courtes séquences minutées associées à des titres d’oeuvres ou à des indications sur le genre musical pouvant correspondre à la scène. Le pianiste, ou dans les salles plus importantes le chef d’orchestre, ouvrait alors l’armoire à partitions et élaborait le programme d’accompagnement du film. Il pouvait bien sûr recycler des succès de l’époque (répertoire de salon ou de brasserie), des extraits d’oeuvres du répertoire classique (de Beethoven à Debussy) ou
bien encore des ouvertures d’opérette. Mais pour mieux répondre aux attentes du public, des directeurs de salles et des musiciens qui finissaient par trouver ces arrangements souvent bâtards et rarement précis, les éditeurs ont favorisé le développement de musiques dites « incidentales ». Il s’agissait de musiques composées spécifiquement pour le cinéma, souvent mélodiquement modestes pour faciliter les enchaînements, mais très caractérisées pour mieux épouser la dramaturgie des films.
C’est que certaines musiques ont la grâce d’éclairer l’image de l’intérieur, de rendre l’héroïne éplorée plus émouvante, le mari
jaloux plus furieux, la guerre plus terrible, le faux pas plus ridicule. Il n’existe aucune règle pré-établie, aucun principe sacré dans cet art
improbable, le point de contact entre le monde du sonore et celui de l’image restant pour toujours énigmatique. Regarder, imaginer, essayer, choisir, regretter, tels sont en définitive les seuls et pauvres moyens dont le musicien dispose pour tenter d’accorder logique
cinématographique et logique musicale.
Pourquoi mettre en musique aujourd’hui le cinéma muet ? Parce que le cinéma muet ne constitue pas les prémisses, les balbutiements du septième art mais bel et bien un art à part entière, plus abstrait, plus onirique, en un mot plus artistique que l’essentiel de la production actuelle. Le noir et blanc, l’absence de parole empêchent en effet l’écriture filmique de figurer une réalité trop prégnante, laissant les réalisateurs libres d’imaginer une symphonie visuelle à laquelle ne manque, pour être vraiment révélée, que le contrepoint d’une symphonie musicale. Nous assistons alors, fascinés, à un véritable opéra filmique, le pendant en quelque sorte du traditionnel opéra théâtral.
Jean-François Zygel
CINÉ-CONCERT AU GRAND THÉÂTRE
PROGRAMME
L’Aurore, film de Friedrich Wilhem Murnau (1927)
Jean-François Zygel Piano